Il y a bien longtemps, lors d’un de mes voyages, je croisai des fées qui me racontèrent une histoire. Une tragédie qui continue de me hanter. Aujourd’hui, laissez-moi vous conter à mon tour ce récit aux amours impossibles, ses viles trahisons et ses cœurs brisés.

Voyageons à rebours vers le début de notre histoire ! Commençons par suivre la course du vent pour voler au-dessus des lacs, traversons les chaînes de montagnes et humons le parfum piquant des forêts de pins. Nous voilà au pays de Haute-Savoie où coule une rivière qui fait chanter l’eau : le Fier.

Remontons le courant de la rivière - du temps ! Nous traversons maintenant les gorges sinueuses du Fier et leur Mer de Rochers. Là, vous entendez ?! Une voix lointaine résonne encore, mélancolique : le dernier acte de notre histoire. Continuons notre course à rebours et quittons les eaux pour pénétrer dans un bois à la lumière douce et chaleureuse, le bois du Poète. Nous venons de dépasser un cavalier et une dame souriante, accompagnée d’un troisième personnage. Un instant de flottement qui aura son importance dans ce récit. Mais le temps file, défile et refile ! Nous survolons maintenant un domaine majestueux, un château dont le donjon s’élève haut dans le ciel : le Château de Montrottier. C’est ici-même que débute notre histoire, à une époque où règnent encore les seigneurs et les chevaliers.

Une dame traverse la cour du château : voici Dame Diane, la jeune épouse du fier Comte de Montrottier qui sort se promener dans les bois. Elle est accompagnée d’un autre personnage, un aspirant chevalier sous la protection du Comte et au service de sa Dame. Le garçon avance le sourire aux lèvres.

Car pour tout vous dire, il est amoureux. Depuis le jour où son regard s’est posé sur la jeune Dame pour la première fois, notre aspirant chevalier lui voue une grande admiration. Avec le temps, son admiration s’est accompagnée d’un autre sentiment, d’abord petit et discret, mais qui a fini par grandir et grandir. Et avant même de s’en rendre compte, il était amoureux. Comment lui en vouloir ? Après tout, la Dame de Montrottier est d’une grande tendresse et sa beauté est sans pareil. Mais elle est mariée, et voler son cœur ne serait pas digne d’un chevalier, notre aspirant le sait. C’est pourquoi il s’est fait la promesse de garder ses sentiments cachés, et a décidé de chérir chacun des instants passés aux côtés de sa Dame comme d’autant de trésors de vie. Ces promenades dans le château, ces discussions sur les bancs à l’ombre des arbres, ces moments où elle partage avec lui ses perles de sagesse et de savoir - car Diane est femme instruite et savante. En échange de ces instants de bonheur, notre soupirant a juré sur son honneur de futur chevalier que sa maîtresse ne manquerait de rien, qu’il serait à son service et resterait à ses côtés.

Et voilà comment notre garçon s’est retrouvé à accompagner sa Dame pour sa promenade dans les bois. Une habitude que Diane a prise depuis quelque temps pour tromper son ennui, le Comte étant rarement au château. Notre galant serviteur, marchant un peu en retrait, laisse sa maîtresse savourer cet instant bercé par le chant de la nature. Tiens ? Quelque chose se fait entendre… Des sabots ? Oui, un cavalier approche ! C’est le Comte de Pontverre, voisin du domaine de Montrottier. Il passe près de Dame Diane, leurs regards se croisent - Avez-vous remarqué cette lueur dans les yeux du Comte ? Et pourquoi la Dame sourit-elle ?
Le temps se fige.

Un instant de flottement dont notre soupirant ne fait pas partie. Et sans comprendre pourquoi, cela lui pique le cœur.

Le temps reprend son cours, les jours passent et Diane sourit de plus en plus. Elle est resplendissante. Et notre aspirant chevalier, tout honorable soit-il, a de plus en plus de mal à faire taire ses sentiments. Son amour pour sa Dame grandit de jour en jour et ces moments de jeu où elle disparaît pour se cacher on ne sait où lui semblent longs, bien trop longs. Et cette pointe au cœur qui ne veut plus le quitter ! Alors un soir où le Comte est absent, dans un acte aussi passionné que déraisonnable, notre jouvenceau décide finalement de déclarer sa flamme à celle qui parle à son cœur, rompant ainsi la promesse qu’il s’était faite par le passé. En guise de réponse, Diane lui sourit, pose la main sur sa joue et lui offre un baiser affectueux sur le front. Ce geste déchire le cœur de notre soupirant. Elle quitte ensuite la pièce le laissant ainsi, honteux d’avoir manqué à son devoir. Le trouve-t-elle indigne d’être chevalier ? Lui a-t-il manqué de respect en avouant ses sentiments ? Tant de questions qui hantent le cœur brisé du jouvenceau.

Mais regardez, par la fenêtre ! Une silhouette traverse la cour, elle se dirige vers les bois. C’est… Dame Diane ? Piqué par la curiosité, le garçon décide de la suivre discrètement. Il dépasse la cour, traverse les bois et saute au-dessus des gouffres creusés par le Fier pour finalement trouver sa Dame au clair de lune.
Elle est dans les bras du Comte de Pontverre.

Si le cœur du garçon avait été fait de verre, nous aurions pu l’entendre éclater en milliers de morceaux. Les larmes aux yeux, il quitte le lieu sans se faire voir, franchit de nouveau le gouffre et retourne au château. Hanté par la vision de sa Dame dans les bras d’un autre, notre malheureux passe le reste de la nuit à essayer de soigner son cœur brisé. Mais il a volé en tant d’éclats et le garçon a couru si vite pour rentrer que des morceaux se sont perdus à jamais dans les bois. Son cœur désormais incomplet ne peut plus fonctionner correctement. Il commence par déformer les sentiments du garçon, l’admiration devenant dégoût, la tristesse se changeant en colère. Et de l’amour qu’il éprouvait pour sa Dame ne reste plus que haine et orgueil. Que lui trouve-t-elle de plus, à ce Comte ? D’ailleurs de Comte, il n’en a que le titre ! Comment ose-t-il voler le cœur de la femme d’un autre ?! Il ne vaut pas mieux que notre jouvenceau, alors pourquoi lui ?!!! Autant de questions qui empoisonnent le cœur mal soigné de notre soupirant, le remplissant de sombres pensées. Aveuglé par la haine, l’aspirant loin d’être chevaleresque décide finalement d’attendre le retour du Comte de Montrottier pour lui révéler toute l’affaire :

« Dame Diane vous trompe, Monseigneur ! »

En entendant ces mot, le Comte entre dans une colère noire, détruisant le mobilier et proférant les pires injures envers sa femme ! Une violence qui surprend le garçon et lui glace le sang…

Nous voilà au lendemain de cette sombre nuit. Le château est étonnamment calme… Comme à son habitude, le Comte part à la chasse et la Dame de Montrottier, heureuse de pouvoir rejoindre son amant, en profite pour s’éclipser, suivie par une ombre… Emboîtons-lui le pas ! Car voici venir le dernier acte de notre histoire. Nous traversons les bois et franchissons les gouffres. L’ombre a disparu, mais voici Dame Diane et le Comte de Pontverre qui se prennent dans les bras. Écoutez, vous entendez ce bruit ? Un cor de chasse ! Il est suivi des aboiements de chiens et... Du Comte de Montrottier chevauchant à toute vitesse vers nos deux amants, c’est un piège ! Le Comte de Pontverre tente de fuir avec son cheval - en abandonnant Diane ?! Le destrier au galop s’élance vers le gouffre, s’apprête à sauter quand une ombre surgit pour s’agripper à sa queue !

Un acte désespéré. Était-il motivé par l’orgueil ? Par la colère, peut-être ? Ou bien était-ce simplement un geste d’amour, visant à empêcher le Comte de Pontverre d’abandonner la pauvre Diane à un mari violent ? L’histoire des fées ne le raconte pas. Mais le cavalier ainsi freiné dans son élan se retourna brusquement l’épée à la main pour se libérer de l’ombre qui le retenait. Il vit alors un enfant de huit ans aux yeux remplis de larmes, un jeune page au cœur brisé qui aspirait à devenir un jour un noble chevalier.
Un claquement sur le flanc du cheval, un saut, le temps suspendu dans le vide. Puis un coup d’épée vint trancher la queue du destrier. L’enfant, entraîné vers le gouffre, chuta pour sombrer à jamais dans les eaux de la rivière.

C’est la fin de notre récit. L’histoire raconte que, par vengeance, le cruel Comte de Montrottier séquestra la pauvre Diane dans le donjon du château, dont seule la mort finit par la délivrer. Le lâche Comte de Pontverre ne quitta plus jamais son domaine, de peur de croiser le tortionnaire. Quant au jeune page disparu dans les eaux, on raconte que douze fées attendries par son histoire recueillirent son corps pour l’ensevelir dans la Mer des Rochers, au cœur des gorges du Fier.
Si par une nuit claire vos pas vous mènent près de cette tombe que l’on nomme aujourd’hui la Pierre des Fées, vous entendrez peut-être la plainte du Page de Montrottier qui hante toujours ces lieux.
Et qui sait ? Peut-être que douze fées viendront vous raconter une histoire ?


Je vous remercie de votre lecture.
C'était Le Page de Montrottier, une histoire adaptée de la légende de la Dame de Montrottier et du Petit Page.

À bientôt

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